Gérard Barrière

Une rhétorique du fragment.

Rhétorique :
"Technique de la mise en œuvre des moyens d’expression (par la composition, les figures)."
Le Petit Robert

Effets d’un assaut meurtrier des déchiquetantes Bacchantes d’Euripide, ou bien ceux d’un pilonnage intensif au mortier ?

Au sang près, rien ne ressemble plus à un hôpital de campagne après l’attaque que l’atelier d’Agnès Bracquemond. Partout, ce ne sont que torses démembrés, têtes arrachées, troncs dilacérés, émasculés, torsadés, torturés. Ici, pas un seul corps intact, intègre, entier ; c’est d’abord ce qui frappe. Mais pas jusqu’à la nausée, jusqu’au vertige. Si cette statuaire était réaliste, elle serait insoutenable. Loin de la stricte anatomie, ces sculptures ne remettent pas en cause notre physiologie, plutôt notre sens de l’équilibre.

«À la limite de l’équilibre et du déséquilibre, il y a une faille sur quelque chose, quelque chose que je ne connais pas encore», déclarait l’artiste en 1994. 

Voyons voir cette faille. Tentons d’en examiner les lèvres et d’en sonder la profondeur.

Une première remarque : les parties manquantes, bras, jambes, têtes de ces corps ne sont jamais coupées de section franche comme, par exemple, les bras de la Vénus de Milo. Elles semblent plutôt violemment déchirées, arrachées. Comme si tous ces torses avaient fait l’objet d’un horrible écartèlement.

Toujours il reste des lambeaux. Mais risquons une autre hypothèse. Et si ces moignons effilochés, à l'inverse d’être les signes d’une brutale soustraction, étaient ceux d’une lente multiplication, d’une efflorescence, d’un bourgeonnement, d’une croissance ? Le regard sur l’œuvre deviendrait alors tout autre, sortirait du pathos pour rejoindre les rives d’une magie vitaliste, luxuriante, enthousiaste. Tous ces troncs alors seraient des mandragores surprises en l’intimité de leur croissance.

«Regardez-moi, regardez-moi bien attentivement, mon bras pousse. Si vous avez la patience d'attendre, d’ici 250.000.000 d’années, j’aurai un bras entier, tout de terre ou de bronze».

En second lieu, on se souviendra que l’étude artistique du corps humain remonte à la plus haute Antiquité. Dans toutes les écoles des Beaux-Arts, l’on a utilisé des plâtres pour permettre d’interroger les mystères des deltoïdes, les arcanes des abdominaux, les courbes secrètes des fessiers ou des trijumeaux. Cela s’appelait les études anatomiques.

Or ce ne sera pas faire injure à Agnès Bracquemond que de dire qu’elle se soucie de l’anatomie comme de sa première guigne. Pour elle, une épaule n’est pas le lieu de disséquer une clavicule, des triceps et leurs aponévroses, mais celui de susciter une position, une énergie et une présence.

Pour le reste, l’anatomie propre de la terre vaut bien celle de la chair. Ici, un fragment de corps est un nœud de tensions, une lutte incessante pour exister dans l’espace, pour tenir, tenir sa place face à tout ce vide qui le menace, ne demande qu’à l’absorber. De la même manière, une tête d’Agnès Bracquemond n’est point tant le lieu d’un visage, moins encore celui d’un portrait, que celui d’un surgissement d’être, d’une surrection de pure altérité. Ces têtes sont des boules d’opacité, des masques de vérité, les yeux clos sur leur insondabilité,  plutôt leur inaccessible intériorité. On pourra bien passer l’éternité à les interroger, elles ne répondront jamais rien d’autre que ce qu’inlassablement elles répètent :

«Je suis». Elles n’existent pas, elles insistent, obtuses et obstinées à inlassablement contempler leur être. Nous sommes avec elles à l’exact opposé de l’existentialisme. Leur essence fait mieux que précéder leur existence, elle la supplante intégralement. Ces têtes n’existent pas ; elles sont.

Est venu à présent le moment d’aborder le cas, assez fréquent, des figures composites. Car souvent, en effet, ces presque corps s’assemblent, se combinent, s’arrangent en de singuliers et improbables arrangements. Ils forment d’inédites positions, d’un sage, presque chaste Kâma-Sûtra. Ou semblent esquisser les majuscules d’un abécédaire anthropomorphe. Ces groupes ne racontent aucune histoire. Comme les figures simples, et d’une manière presque encore plus évidente, ils sont muets. Et c’est là que l’on touche du doigt la foncière abstraction de la figure humaine dans cette œuvre. Elle n’est que le module de base de son code, comme le couple 0-1 l’est à celui de l’informatique. Si elle avait fait les Beaux-Arts chez les poissons, il est probable qu’Agnès Bracquemond nous ferait des sculptures dont l’élément fondamental serait l’hippocampe ou la raie manta. Et cela n’aurait rien changé à son problème essentiel qui est celui de toute sculpture digne de ce nom : faire interagir un corps et un espace. 
Comment un corps, disons un volume quel qu’il soit, peut-il persister dans le vide qui l’entoure ? Mais il se trouve qu’elle a étudié chez les hommes, voilà tout. Donc son outil d’investigation, son étalon, sa «mesure de toute chose» sera le corps humain, même incomplet. Et si ces couples, ces groupes, forment un théâtre, c’est seulement un théâtre d’ombres destiné à mettre en évidence la vanité et/ou l’impossibilité de toute narration. Là encore seule compte la présence, mais cette fois-ci la coexistence, plus exactement la coalescence des présences.

Mais toute cette rhétorique, entendue ici comme figure du discours ou discours de la figure, n’est encore que le prélude à une poétique, voire une métaphysique du fragment. Je n’en veux pour preuve que les citations dont elle a émaillé ce catalogue et qui me semblent être partie intégrante de l’exposition.

Edmond Jabès, Paul Celan, parmi d’autres sont ses amarres, ses balises. Ces poètes nous montrent, s'il en était besoin à quel point haut est placée la barre de cette œuvre exigeante.

«Debout pour - personne – et – pour – rien.
Inconnu.
Pour toi
Seul.
Dans l’espace
Même sans parole».
Paul Celan
«L’envers du souffle»

Silence, silence, silence.
Ténus fragments de silence.
Bégaiements de silence.
Gérard Barrière 25 Juillet 2001

Catalogue Henry Bussière, 2001