Jean Clair

Agnès Bracquemond écrit drôlement : d’une écriture si penchée que les mots semblent grimper un par un les pentes de ce mont que la feuille est devenue, jusqu’à se tordre et se ressaisir à la lisière supérieure. Ainsi fait-elle de ses sculptures : un principe invisible mais résolu bascule leur assiette et, bas-reliefs ou rondes bosses, menace l’équilibre des figures qui s’y sont aventurées. L’homme ici, ne semble avoir quitté sa niche ou sa coquille primitive, que pour affronter le vertige de l’attrait du vide. Figure sans feu ni lieu, il n’a plus la foi ni la loi qui réglaient son existence. Et la sculpture ne semble avoir d’autre fin que de lui redonner, fût-ce provisoirement, un semblant d’équilibre et les délinéaments d’un foyer.

Ces korês, ces gisants, redressés par la force, comme le mots sur la page, et soutenus par des étais solides, sont saisis de la même agoraphobie qui, il y a longtemps, du saisir les premiers hommes perdus sur le planétoïde. Il fallut alors, s’en souvient-on encore ? le subterfuge des dieux et des héros pour les calmer et les aider à sortir de leurs primitives et précaires demeures, nos bornes, pierres milliaires, stèles, ombilics à partis desquels l’espace s’orientait, se développait, prenait une direction, un sens et une fin, et de perdition se faisait refuge. Les dieux disparus et les héros morts, les monolithes ont demeuré, témoins en dur de leur présence. Aujourd’hui encore, les portes au seuil des sanctuaires, les linteaux, les ogives, les porches, les arcs témoignent de leur passage et nous offrent à leur tour, vidés de la présence divine, une cache à notre corps, une protection, la promesse d’une assise un peu plus ferme et plus définitive, une demeure un peu stable.

Car ces ouvertures que la sculpture nous propose, elle qui s’occupe autant, (et sans doute plus) de vide que de plein, sont autant de seuils entre la forme et l’informe, le repos et l’inquiétude, le lieu familier et le désert hostile. Ces cadres rassurants que l’architecture décline autour du corps, pour l’accueillir, le soutenir, le redresser, sont autant de cases d’un jeu de l’oie où, par dessus les embûches, les chausse-trapes, les vertiges, tout ce qui se dérobe au pas qui veut avancer, où qui résiste à la main qui demande protection, nous fait sentir combien le monde, alentour, est peu fiable.

La sculpture serait là pour accomplir ainsi un peu de ce qu’accomplissaient les dieux jadis : accueillir l’errant, donner forme à l’informe, être la parade à l’exode, à l’exil, devenir le port d’attache où retrouver un lieu. Peut-être aussi , dans ses principes d’organisation, nous reconduit-elle, dans l’histoire de l’individu singulier, aux peurs immémoriales de l’espèce, pour nous en libérer : peur de tomber, peur de se répandre, peur de s’enchevêtrer, de s’emmêler, de ne plus savoir se relever. Son équilibre, sa gravité, sa pesanteur, son assise offrent l’appui, le cadre nécessaires, là même où la ville se fait hostile, et la nature plus stérile encore.

De là que les personnages d’Agnès Braquemond, souvent emmaillotés encore comme des fèves, quand ils osent s’aventurer hors de leur cadre, quitter la sculpture qui les retient, au risque de dévaler, de tomber hors du cadre, descendent ou gravissent les échelles d’une interminable initiation. Foulant les pavés des villes inconnues où personne ne les accueille, ou dévalant les marche fers et les scories d’un abrupt volcanique, ils cherchent un passage. Mais, ils ne savent pas encore qu’ils sont ce passage. La solitude ou la stérilité des lieux qu’ils traversent, avec la même ténacité que les héros solitaires de Jules verne quand ils s’aventures dans des cités lointaines ou sur les pentes désolées du Sneffels, sont la condition de leur être. La verticale qu’ils dessinent sur cet horizon nu, qui toujours bascule, se dérobe ou s’effrite sous leur pied, est le signe indéniable d’une humanité élargie et plus forte. On ne peut décidément pas choir hors de ce monde.

Préface du catalogue Galerie Vieille du Temple, 1991